Les effets inattendus des CV anonymes

Le gouvernement français a abandonné une politique qui aurait contraint les entreprises à prendre leurs décisions de recrutement sur la base de CV anonymes après que des recherches ont montré qu’un projet pilote basé sur le volontariat avait en fait nui aux chances de recrutement des candidats issus de groupes traditionnellement discriminés.
Stack of resumes
Photo: Shutterstock.com

Trouver des moyens efficaces de lutter contre les discriminations sur le marché du travail reste encore aujourd’hui un défi de taille. En France, l’agence publique pour l’emploi s’est mise à proposer aux entreprises souhaitant recruter par son intermédiaire la possibilité de recevoir des CV anonymes afin de lutter contre les discriminations fondées sur la nationalité d’origine ou le lieu de résidence. Des recherches menées par Luc Behaghel (Ecole d’Economie de Paris), Bruno Crépon (ENSAE et École Polytechnique) et Thomas Le Barbanchon (Université Bocconi ), tous trois affiliés à J-PAL, ont révélé que ce dispositif avait en fait nui aux chances de recrutement des candidats issus de groupes marginalisés : suite à l’intervention, ces derniers avaient en effet moins de chances d’être convoqués en entretien et d’être embauchés. Ce résultat est peut-être lié au fait que le programme fonctionnait sur la base du volontariat : les entreprises qui ont choisi de participer étaient généralement plus susceptibles d’embaucher des candidats issus de groupes minoritaires avant l’intervention. Se fondant en partie sur les résultats de l’évaluation, le gouvernement a abandonné cette politique en 2015. Il est cependant nécessaire de mener des recherches supplémentaires sur les effets de politiques qui rendraient obligatoire l’anonymisation des CV.

Le problème

Les demandeurs d’emploi issus de minorités ont moins de chances d’être convoqués en entretien et de se voir proposer un poste.

La discrimination sur le marché du travail est largement documentée par des évaluations qui ont montré que les candidats issus de minorités (ou, dans certains cas, des candidats fictifs portant des noms « évoquant un groupe minoritaire ») sont moins souvent convoqués en entretien que les autres candidats.1 Bien que l’objet de ces discriminations varie selon le contexte, ce phénomène a suscité des revendications en faveur de procédures de recrutement permettant de dissimuler les informations relatives à la nationalité, au genre et/ou à l’origine géographique ou culturelle des candidats.

En France, la mobilisation en faveur de ce type de mesures s’est intensifiée suite aux émeutes de novembre 2005 dans les banlieues de Paris et d’autres villes françaises, qui ont mis sur le devant de la scène la problématique des inégalités d’accès à l’emploi et à l’éducation. Une loi sur l’égalité des chances a été adoptée en mars 2006, imposant aux entreprises de plus de cinquante salariés de recourir aux CV anonymes pour recruter de nouveaux employés. Il n’était cependant pas certain que la loi serait appliquée, le décret d’application correspondant n’ayant jamais été publié. En 2009, Pôle Emploi a lancé, en guise de première phase, une initiative basée sur le volontariat dans le cadre de laquelle les entreprises pouvaient choisir de recevoir des CV anonymisés.

La recherche

Le fait d’offrir aux entreprises la possibilité de recevoir des CV anonymes a finalement pénalisé les candidats issus des minorités.

Pôle emploi s’est associé à des chercheurs affiliés à J-PAL pour mener la première évaluation aléatoire à grande échelle de l’impact des candidatures anonymes. L’un des principaux objectifs de cette évaluation était de mieux appréhender les différentes options possibles pour la future mise en application de la loi. Le programme a été expérimenté pendant dix mois en 2009-2010 dans huit des cent départements français.

Les entreprises de plus de 50 salariés qui effectuent leur recrutement par l’intermédiaire de Pôle Emploi ont été invitées à participer au programme, ce que 62 % d’entre elles ont accepté. Pour les entreprises participantes, un conseiller de Pôle Emploi se chargeait de présélectionner un premier groupe de candidats disposant de toutes les compétences exigées pour le poste à pourvoir. Les offres d’emploi étaient ensuite assignées de manière aléatoire à l’une ou l’autre des deux procédures de recrutement du dispositif. Dans la première, les conseillers n’envoyaient à l’entreprise que des CV anonymes, sans le nom, le sexe, l’âge, l’adresse, la situation familiale et autres informations d’identification qui figurent généralement en haut d’un CV. Les autres offres d’emploi étaient traitées selon la procédure habituelle, sans qu’aucune information ne soit supprimée. Pour les besoins de l’étude, les candidats issus de minorités ont été définis comme les personnes nées à l’étranger ou de parents immigrés, ou résidant dans des zones urbaines sensibles.

L’évaluation a révélé que lorsque les entreprises participantes recevaient des CV anonymes, elles étaient moins susceptibles de convoquer en entretien et d’embaucher des candidats issus de groupes marginalisés. L’écart de taux d’entretiens entre les candidats issus de minorités et les autres s’est en effet accentué de 10,7 points de pourcentage, passant de 2,4 points de pourcentage dans la procédure habituelle à 13 points de pourcentage avec la procédure anonyme. Concernant le taux d’embauche, l’écart a augmenté de 3,7 points de pourcentage.

Pourquoi les CV anonymes ont-ils fait baisser le nombre d’entretiens proposés aux candidats issus de groupes minoritaires ? La réponse réside peut-être dans la différence entre les entreprises qui ont choisi de participer au programme et celles qui n’ont pas souhaité le faire. En effet, les entreprises participantes qui ont été assignées aléatoirement au groupe témoin (et qui ont donc continué à recevoir des CV comportant toutes les informations identifiantes) étaient deux fois plus susceptibles de proposer des entretiens à des candidats issus de groupes marginalisés avant l’intervention. Il apparaît donc qu’en moyenne, les entreprises qui se sont portées volontaires pour participer à l’étude avaient initialement tendance à valoriser le CV des candidats traditionnellement discriminés, et que l’anonymisation a modifié leur processus décisionnel.

La suppression des informations identifiantes sur les CV a peut-être limité la capacité des entreprises participantes à favoriser les candidats issus de minorités. Une analyse plus approfondie des données suggère que les entreprises qui accordent un traitement favorable aux CV des candidats issus des minorités sont peut-être plus susceptibles de faire abstraction des périodes d’inactivité dans le parcours de ces candidats. Dans l’échantillon de l’étude, de telles interruptions du parcours professionnel sont plus fréquentes chez les candidats issus de groupes marginalisés. Or, lorsque les CV sont anonymes, les entreprises n’ont pas les informations nécessaires pour replacer ces périodes d’inactivité dans leur contexte.

Pour plus d’informations sur ce projet, voir le résumé complet de l’évaluation.

Traduire la recherche en action

Sur la base des résultats de cette évaluation, le gouvernement a décidé en 2015 d’abandonner cette politique.

Les conclusions de l’évaluation ont suscité de nombreuses discussions en France dans le cadre d’un débat plus large et controversé sur les politiques les plus efficaces pour réduire la discrimination à l’embauche. En 2015, un groupe de travail mandaté par le Premier ministre a pris note des résultats de la recherche et a souligné les effets négatifs constatés dans le cadre de l’évaluation, ainsi que le coût et les difficultés de mise en œuvre du dispositif. Lors de la présentation des conclusions du rapport, le ministre français du travail a annoncé l’abandon de cette politique.

Si l’évaluation a montré les limites d’une politique d’anonymisation basée sur le volontariat, des recherches supplémentaires doivent être menées pour évaluer l’impact d’une politique qui rendrait cette pratique obligatoire. En effet, les entreprises qui se sont portées volontaires pour recevoir des CV anonymes n’étaient pas représentatives de l’ensemble des entreprises en termes de pratiques de convocation en entretien et de recrutement. Par conséquent, l’impact d’un dispositif obligatoire pourrait être très différent.

Un autre rapport portant sur les mesures qui visent à promouvoir l’égalité dans le recrutement public, publié en juin 2016 à la demande du Premier ministre, a également souligné la nécessité de procéder à des évaluations supplémentaires.

L’une des hypothèses avancées par les chercheurs est que les CV anonymes ont constitué un obstacle pour les entreprises qui, sans cela, auraient souhaité pratiquer une discrimination positive en faveur des candidats issus des quartiers défavorisés. Le caractère surprenant de ce résultat souligne la nécessité de poursuivre cette démarche d’évaluation des mesures de promotion de l’égalité.2

Références

Behaghel, Luc, Bruno Crépon, and Thomas Le Barbanchon. 2015. “Unintended Effects of Anonymous Résumés.” American Economic Journal: Applied Economics 7 (3): 1-27. https://doi.org/10.1257/app.20140185.

 

Suggested citation:

Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL). 2018. "Unintended effects of anonymous resumes." J-PAL Evidence to Policy Case Study. Dernière modification : octobre 2018. 

1.
See, for example: Riach, P.A., and J. Rich. 2012. “Field Experiments of Discrimination in the Market Place.” The Economics Journal 112 (483): F480–F518. Bertrand, Marianne, and Sendhil Mullainathan. 2004. “Are Emily and Greg More Employable Than Lakisha and Jamal? A Field Experiment on Labor Market Discrimination.” American Economic Review 94 (4): 991–1013. Duguet, Emmanuel, Noam Leandri, Yannick L’Horty, and Pascale Petit. “Are Young French Jobseekers of Ethnic Immigrant Origin Discriminated against? A Controlled Experiment in the Paris Area.” Annals of Economics and Statistics, 99/100: 187–215.
2.
L’Horty, Yannick. 2016. “Les discriminations dans l’accès à l’emploi public.” Report commissioned by the Prime Minister of France.